Politique

Rapport sur l'Union française

Présenté par M. Georges Le Brun Keris, Conseiller de l'Union Française, le 22 mai 1952

VIIIe congrès national. Bordeaux 22-25 mai 1952.

 

Mes chers Camarades,

A propos de ce Brazza dont on célèbre cette année le centenaire, on a pu écrire que la France au XIXe siècle avait conquis le plus grand empire colonial du Monde sans le faire exprès. On serait tenté de dire qu'elle le conserve au XXe siècle toujours sans le faire exprès. Certes, je sais que je parle à Bordeaux et que ce propos est injuste pour une ville ouverte sur la mer, que l'Océan, loin de l'en séparer, relie à Casablanca, à Dakar, à Pointe-Noire, aux Antilles : cette ville où un de ses enfants les plus purs, Jean de la Ville de Mirmont, avait toute son enfance « vu passer des pays bien divers ». Aussi, dans cette ville qui ouvre sur « les chemins de la mer », comme dit un autre de ses enfants, Mauriac, je voudrais, sûr d'être compris, parler avant tout de ces pays de l'Union Française dont on ne parle jamais, de cette Afrique Noire, avec son visage de latérite et son corps vêtu de forêt, qui est comme le centre de l'Union Française. Et comment en parlerait-on dans nos journaux, puisqu'elle est un continent de sagesse et de patience et qu'on ne parle de l'Outre-Mer que lorsqu'éclate une émeute avec quelques morts à la clef, puisqu'elle est une terre de fidélité et qu'on ne s'intéresse chez nous qu'aux protestataires et aux dissidents ?

Oui, la France pense bien peu à son Outre-Mer. À voir l'attitude de nos compatriotes – de trop de nos compatriotes – on croirait que cette Outre-Mer est pour nous une sorte de luxe, que la France vit dans l'Union Française comme ces vieilles dames seules dans un appartement de neuf ou dix pièces (le Congrès se déroule sous le signe du logement) où elles prennent parfois quelques pensionnaires en ayant soin de leur rendre la vie insupportable. Or, toutes les pièces de l'Union Française sont vitales à la France. Que deviendrait notre poids dans le monde qui désormais appartient aux États « en forme de massue et de casse-tête, si la France était réduite aux seules dimensions de la métropole ? Si, au lieu d'être partie à un ensemble de cent vingt millions d'hommes, elle n'en représentait plus que quarante millions ? Si elle perdait des points stratégiques comme Djibouti, Bizerte, Casablanca, Dakar, pour n'en citer que quelques uns ? Surtout si elle perdait ce débouché ! Nous n'aurions pas eu l'énorme trop plein de la France d'Outre-Mer, nous qui produisons trop cher, nous aurions connu depuis la Libération une terrible crise économique, génératrice du pire chômage.

Chaque français, dans sa vie la plus quotidienne, a son sort lié à l'Union Française. Nous qui savons d'autant mieux voir les réalités matérielles que nous anime un spiritualisme qui les éclaire, ce serait déjà un motif suffisant pour que nous abordions ces problèmes et que nous proposions des solutions, là surtout où l'indifférence et l'ignorance dressent un mur de silence plus dangereusement efficace que toutes les conjurations.

Cette Union Française, si nous voulons qu'elle dure, nous devons en faire une réalité économique. Tel sera le signe sous lequel se placera notre rapport. Il comportera essentiellement deux parties : Nous voulons une Mystique de l'Union Française, nous voulons développer au maximum cette Union. Parallèlement, nous, républicains populaires, nous avons été parmi les premiers et les plus ardents promoteurs de l'Union Européenne. N'existe-t-il pas une contradiction, voire une opposition entre ces deux objectifs, entre ces deux mystiques ? Problème qui sera dans ce rapport notre première étude et notre premier développement. Nous étudierons ensuite l'infrastructure économique que nous devons donner à l'Union Française si nous la voulons solide et durable. Double occasion pour nous, ce grand port de Bordeaux, qui est justement entre la Métropole et l'Outre-Mer un des nœuds économiques de l'Union Française, et surtout cette année 1952 qui prélude à une nouvelle tranche quadriennale du plan d'investissements pour l'Outre-Mer. Nous nous devions d'indiquer les orientations sociales, économiques – humaines en un mot, que nous, républicains populaires, voudrions voir conférer à ce nouveau Plan.

Ces deux sujets, les rapports avec l'Union Européenne et le nouveau plan quadriennal ne sont pas si étrangers qu'on pourrait croire à première vue. Ce sera une des conclusions auxquelles pour ma part je voudrais vous amener : l'Union Française et l'Union Européenne sont des objectifs non seulement compatibles mais complémentaires et l'un à l'autre nécessaires si on tente de les atteindre non point d'abord par la politique mais par l'économie. Bien plus, je ne crois pas que nous puissions donner à l'Afrique toute l'impulsion économique qu'elle requiert sans une certaine aide de l'Europe.

I – Rapports entre l'Union Européenne et l'Union Française

L'Union Européenne et les Communautés préexistantes.

Dès que le Mouvement Républicain Populaire s'est attaché à l'idée européenne, il a vu la difficulté : la France allait se trouver appartenir à deux systèmes fédéraux ou confédéraux à caractère contradictoire, l'un, l'Union Européenne, géographiquement circonscrit, l'autre, l'Union Française, géographiquement universel. Je me rappelle en quels termes nous exprimions alors cette difficulté. Pour bâtir l'Union Européenne, disions-nous, trois ordres d'obstacles doivent être aplanis : l'entrée de l'Allemagne, l'intégration économique, les rapports avec les communautés préexistantes, Commonwealth britannique et Union Française. Mais si l'entrée de l'Allemagne est un des objectifs de l'Union Européenne, et ne présente de difficultés que d'ordre technique, mais si l'intégration économique, génératrice d'un marché à l'échelle moderne, sera la condition même du succès de l'Europe, par contre, les rapports avec les communautés préexistantes ne sont ni un objectif ni un résultat de l'Europe. C'était donc une pierre d'achoppement possible. On l'a bien vu quand la crainte de « décoller » du « Commonwealth » a amené le Gouvernement Travailliste puis le Gouvernement Churchill à une attitude singulièrement réservée tant vis-à-vis du Conseil de l'Europe que du Pool Charbon-Acier.

Si nous trouvons excessive l'inquiétude britannique, nous la comprenons. Tant d'hommes, et parmi les mieux intentionnés, ont présenté l'Europe de telle sorte qu'elle devenait un véritable brulot contre les communautés préexistantes. De ce régionalisme international pourtant sain en soi, certains ont pris argument pour fortifier la Ligue Arabe contre notre Afrique du Nord. Certains ont rêvé – rêve doré par un grand trust international – d'États-Unis d'Afrique accolés aux États-Unis d'Europe, dans l'éclatement de l'Union Française. C'est pourquoi, nous avons tenu à ce que la délégation française au Conseil de Strasbourg comportât des africains. Ainsi nous attestions, vis-à-vis de l'Europe naissante, que la République,  française, blanche et noire, de 1949 ou de 1952 était aussi indivisible que la République de 1793, et que si elle adhérait au Conseil de l'Europe, c'était tout entière, sur quelque continent que se situent ses parties diverses.

Plan Schumann et Plan Pflimlin.

Le Conseil de l'Europe n'a pas eu la vie qu'on attendait. Mais comme il fallait quand même faire l'Europe si nous ne voulions pas, comme le disait déjà Valéry voici vingt ans, « être gouvernés par une commission américaine », Robert Schumann a lancé sa grande idée de fédérer toute l'Europe possible sur le plan économique. Je n'ai pas ici à énumérer les avantages d'une formule, pour tous les pays d'Europe occidentale vraiment salvatrice. Mais immédiatement la question s'est posée des répercussions sur l'Outre-Mer, et tel fut en fin de compte l'objet des articles 78 et 79 du Traité. Dans son rapport, qui restera certainement un des grands travaux législatifs de la IVème  République, Alfred Coste-Floret a lumineusement montré que les obstacles présentés par les répercussions sur l'Outre-Mer n'étaient qu'un faux semblant destiné à cacher des mobiles beaucoup moins nobles, puisque d'ores et déjà presque toute l'Outre-Mer vit sous un régime de porte ouverte, que celui-ci découle des textes internationaux, comme pour le Maroc ou le bassin conventionnel du Congo, ou de nécessités économiques comme pour Madagascar. Néanmoins, à travers les difficultés ainsi soulevées, on pourrait constater que toute construction européenne ne devait tenir compte de cette grande réalité économique à parfaire : l'Union Française.

Pour le pool vert aussi la question se posera-t-elle ? Nous ne le pensons pas, tout au moins en ce sens que pour le moment la discussion ne porte que sur quelques produits fondamentaux qui outre la métropole ne touchent guère que l'Algérie. Toutefois, il ne s'agit là que d'une première étape, et l'organisation  même des marchés prévue par le plan Pflimllin permettra certainement d'obtenir des garanties pour l'exportation des produits d'Outre-Mer. En un mot, le plan Pflimlin, s'il ne représente aucun risque, peut donner de l'espoir à des exportateurs actuellement soumis aux pires aléas.

Et n'est-ce pas une garantie aussi, que le promoteur même du Pool vert, Pierre Pflimlin, soit à la tête de la rue Oudinot. Nous y voyons une chance de voir réaliser à l'intérieur même de la République une concordance économique qui a trop souvent fait défaut. Surtout nous sommes assurés que toute diligence sera apportée pour que soient assurés à nos produits d'Outre-Mer, dans une organisation européenne des marchés, tous les débouchés qui leur sont nécessaires.

Les illusions de l' « Eurafrique ».

Nous reviendrons, et abondamment, sur les réalisations économiques de l'Europe en liaison avec l'Union Française. Malheureusement, d'autres idées se répandent. On parle beaucoup de l'Eurafrique actuellement dans les revues et même dans les journaux. Je sais bien que ce vocable est d'origine française : l'inventeur, si mes souvenirs sont exacts, en est M. Eugène Guernier. Néanmoins, ce vocable fut exploité par Hitler et ses hommes d'une façon telle qu'on s'étonne qu'il n'écorche pas désormais la bouche de ceux qui l'emploient. À peine l'Europe sort-elle des limbes que déjà désormais des esprits malicieux voient plus loin. On se lance en de grandes spéculations politiques pour l'Association du continent africain à l'Union Européenne qui n'est même pas encore née. Certaines gens qui n'ont ni la discipline intellectuelle, ni le dévouement, ni le sens concret de la politique pour militer dans un parti raffolent de ces sortes de spéculation. Ces rêveries, dans le cas présent, sont plus que jamais dangereuses ; elles reposent sur une équivoque qu'elles tendent à ancrer. On s'unit autour de l'idée d'Eurafrique, mais dans la plus parfaite confusion. Les uns, sous ce vocable, expriment leur colonialisme à peine paré d'une nouvelle sauce (ce qui explique le succès de l'idée dans certains milieux de colons d'Afrique du Nord). Ils y voient un moyen de remédier à ce qu'ils considèrent comme un relâchement de la métropole. De toutes façons, ils maintiennent l'Afrique dans sa position subordonnée. Elle est un bien d'exploitation pour l'Europe. Collectif à plusieurs pays, le régime colonial n'est pas embelli. Ou bien à l'antipode de cette conception, on imagine une association de tous les territoires d'Afrique avec les pays d'Europe, dans une totale égalité politique et sans l'intermédiaire des métropoles. Générosité singulièrement fausse, et telle qu'en fin de compte elle ne reviendra qu'à donner des colonies à l'Allemagne et à l'Italie. C'est l'éclatement de l'Union Française, dont nous avons dit qu'elle était nécessité vitale pour notre pays. Ce serait aussi une duperie pour l'Afrique. Entre l'Europe et l'Afrique existe une différence d'âge économique sur laquelle on ne peut sans péril fermer les yeux. Cette différence est si forte que, sans un effort généreux d'équipement tel que celui entrepris par la République française (et l'Angleterre en poursuit un analogue dans les Colonies de la Couronne), les rapports économiques entre les deux continents ne peuvent relever que de l'économie de traite. L'Eurafrique, c'est priver les territoires d'Outre-Mer des investissements de la République en les laissant désarmés devant l'affrontement économique de l'Europe. Et malheureusement la lecture du rapport de l'OECE sur les territoires d'Outre-Mer est à ce point de vue inquiétante.

L'Union européenne nécessaire à l'Union Française.

Non pas que l'Europe ne puisse rien apporter à l'Afrique, non pas même que la réalisation de l'Union Européenne ne soit utile et peut-être même nécessaire à l'Union Française. Mais à une première condition : qu'au lieu de se laisser aller à des anticipations politiques peut-être généreuses, à coup sûr très hardies, on s'attache plutôt à ces réalisations économiques par quoi se tisse le bonheur des peuples. Dans l'état actuel du déséquilibre économique entre les deux continents, une fusion politique eurafricaine ne pourrait signifier autre chose que le servage économique de l'Afrique comme dans sorte de Pacte Colonial rénové. Mais au contraire, l'Union Européenne peut aider à réduire ce déséquilibre économique. Aussitôt à cette première condition que nous venons de fixer s'en ajoute une seconde : que toute association économique entre l'Europe et l'Afrique soit pensée, si l'on peut parler ce jargon, « en fonction de l'Afrique ». Quelle soit orientée, non vers la satisfaction des besoins du continent économiquement fort, l'Europe ; mais vers ceux du continent économiquement faible (avec ou sans jeu de mot), l'Afrique. Telle est la grande critique qu'à mon sens on peut apporter au rapport de l'OECE. Outre que ce rapport n'est guère qu'une juxtaposition des différents plans nationaux, dans la mesure très restreinte où il s'efforce d'ouvrir quelques perspectives supra-nationales celles-ci ne sont guère orientées que dans le sens d'un développement de l'économie européenne, et non vers un épanouissement de l'économie africaine.

Ces conditions posées, l'Europe, nous l'avons dit, peut apporter beaucoup à l'Union Française. Y recourir sera même une nécessité. Ce que l'Europe peut en effet nous apporter, et dont nous avons largement besoin, ce sont des capitaux pour nos investissements africains. Les capitaux sont disponibles en Europe ; même s'il ne faut pas en exagérer l'ampleur. La Suisse, les pays scandinaves, les Pays-Bas aussi depuis l'indépendance de l'Indonésie. Capitaux singulièrement plus intéressants que les capitaux américains, d'abord, et je m'excuse d'une telle lapalissade, parce que les capitaux américains à investir Outre-Mer sont pratiquement inexistants. Le Point IV du Président Truman avait éveillé de grands espoirs. Il était une grande idée. Émasculé par le Congrès, il n'est plus rien qu'une machine à placer des techniciens américains, en même temps qu'un moyen de développer l'emprise intellectuelle et politique Yankee dans les pays de tutelle. Quand aux investissements privés américains, ils peuvent être lourds d'hypothèques politiques, s'ils se développent au-delà de certaines limites. On ne le voit que trop en ce moment même au Maroc.

Aussi, maintenant qu'expire le plan Marshall, qui pour notre Outre-Mer ne fut pas seulement une grande idée, mais la source de grandes réalisations dont nous devons être reconnaissants aux États-Unis, on doit songer aux possibilités que peuvent nous offrir les capitaux européens. Il est en effet essentiel d'accentuer le développement des investissements privés, car la pression démographique risque de leur fermer l'accès de l'Afrique à plus ou moins longue échéance. Déjà l'exemple du Maroc et de l'Algérie nous montre qu'une stérilisation due à l'impôt risque de figer l'économie d'une manière comparable à ce qui se passe pour l'économie européenne. On ne le sait que trop, dans des pays où coexistent deux sortes de populations et où le développement économique est insuffisant c'est toujours l'entreprise européenne qui supporte le poids des charges accrues par l'augmentation démographique et des dépenses sociales qui en sont le corollaire. Si le rythme des investissements ne se précipite pas, on risque d'en voir tout le bénéfice économique mangé par l'accroissement démographique dû au bien-être qu'ils auront répandu. Il faut, si on peut dire, aller plus vite que les naissances. Il n'est pas certain que l'Union Française, et nous y reviendrons, soit à même d'y parvenir à elle seule ; d'où l'intérêt d'un recours à l'Europe.

Quelques réalisations européennes à promouvoir.

Pour provoquer et organiser ces investissements européens, M. Jean Monnet avait émis l'idée qu'on gagnerait sans doute à reprendre, d'une Centrale européenne des investissements. Cet organisme serait à double fin. D'une part, il mobiliserait les capitaux européens qui désireraient se consacrer à l'effort de développement Outre-Mer – concours qui, dépassant le financement proprement dit, pourrait s'étendre à la participation technique, aux fournitures de matériel, à la fourniture de main-d’œuvre. D'autre part il pourrait recevoir des différents États, membres de la Communauté européenne, des subventions annuelles ; les fonds ainsi recueillis serviraient à prendre en charge tout ou partie de l'infrastructure de base non directement productive (équipements publics, urbanisme...) nécessaire à l'installation et au fonctionnement de nouvelles exploitations privées. De telles subventions seraient justice dans la mesure même où elles permettraient aux autres pays européens cette participation technique, ces fournitures de matériel ou de main-d’œuvre ; participation et fournitures qui permettront à bien des pays européens la solution de problèmes pour eux angoissants.

L'Union européenne, par un élargissement et une certaine spécialisation des marchés fournisseurs, pourrait également permettre un approvisionnement à meilleure condition des territoires d'Outre-Mer en matière première comme en biens d'équipements (d'où diminution du coût des investissements). On pourrait aussi envisager, dans cet ordre d'idées, qu'en contrepartie de la participation financière des pays européens à certains travaux d'infrastructure, leurs entreprises de travaux publics soient parfois appelées à concourir à la réalisation de ces travaux, d'où une compétition  qui ne pourrait que favoriser la recherche de procédés techniques plus économiques et l'abaissement des marges bénéficiaires.

L'accès à un marché plus vaste pourrait également fournir à l'autochtone la garantie de prix plus stables, tandis que son effort de production se trouverait encouragé par un approvisionnement à meilleur compte en biens de consommation.

« La seule coopération des Puissances chargées de territoires dépendants en Afrique accroîtrait l'efficacité des efforts respectifs : ainsi chacune d'entre elles se livre isolément à des recherches scientifiques qui concernent des problèmes communs à toute l'Afrique tropicale. La conjugaison des efforts en accroîtrait, à moindre frais, l'efficacité. Par la coopération également, se trouverait accru le potentiel d'application des techniques modernes appliquées aux pays tropicaux. Il appartient à l'Europe de donner, en ce qui concerne l'Afrique, son plein sens aux projets d'aide technique que les Nations-Unies cherchent à développer pour l'ensemble des économies retardataires. De même, c'est par entente européenne que pourrait être réparti, au mieux des possibilités de production, le trop petit nombre de spécialistes actuels en économie agricole tropicale. Le développement des communications africaines dont dépendent un meilleur approvisionnement et un élargissement des marchés africains, la coordination des transports et l'abaissement des frets, pourrait être également la conséquence d'ententes entre puissances européennes. En un mot, l'efficacité des plans d'équipement relève de leur coordination »18.

N'est-ce pas d'ailleurs la plus grosse critique à apporter aux plans tels qu'ils existent actuellement ? Chaque pays a préparé son plan séparément, sans tenir compte des plans applicables aux pays voisins. Ainsi s'est-on partout lancé dans la production des oléagineux, au point de préparer une crise de surproduction sur l'éventualité de laquelle André Schock a donné l'alarme à l'Assemblée de l'Union Française.

Faire vivre la CCTA.

Beaucoup de ces objectifs de coopération européenne en Afrique pourraient également, comme on vient d'ailleurs de le laisser entendre, être atteints à travers un organisme dont nous tenons à souligner l'importance, la Commission pour la Coopération technique dans l'Afrique au Sud du Sahara, plus généralement connue sous ses initiales de CCTA.

En Afrique, plus encore qu'en Europe, les frontières méritent le nom de « cicatrice de l'Histoire ». Elles sont presque toujours artificielles, allant de la côte vers l'intérieur, en coupant les couches de population qui, elles, s'étendent parallèlement à la côte. Aussi plus encore qu'ailleurs la collaboration internationale est indispensable dans ce continent. Si, surmontant les routines et les méfiances réciproques de leurs Administrations, les puissances souveraines en Afrique n'activent pas au plus vite cette collaboration, elles risquent de se la voir imposer, sous des formes singulièrement hostiles, par le Conseil Économique de l'ONU ou d'autres instances internationales de cette sorte. Ainsi avions-nous nourri un grand espoir quand la France, la Grande-Bretagne, le Portugal, la Belgique, l'Union Sud-Africaine et la Rhodésie du Sud avaient fondé la CCTA. Notre espoir était d'autant plus motivé qu'au même moment on lançait l'idée d'États-Unis d'Afrique, sous les auspices et dans les perspectives que nous avons indiquées et la CCTA nous paraissait de nature à répondre à ce que comportait de sain une telle tendance, en dehors de ses aspects d'impérialisme économique ou de propagande subversive antimétropolitaine. Malheureusement les réticences britanniques, - réticences que le Ministère de la France d'Outre-Mer, traditionnellement animé d'un complexe d'infériorité bizarre vis-à-vis de la Grande-Bretagne, ne semble pas avoir beaucoup fait d'efforts pour vaincre, - ont paralysé cette commission. L'immobilisme des anglais aurait pourtant dû rassurer nos administrateurs. Ce complexe d'infériorité, que nous avons souvent remarqué, mériterait d'être étudié pour être vaincu. Il tient à bien des causes, nous semble-t-il. En face de son homologue, de l'autre côté de la frontière, l'administrateur français qui change constamment de poste se sent un peu « bleu » - l'administrateur britannique poursuivant souvent toute sa carrière au même poste. D'autre part, l'administrateur français est moins bien installé et moins bien logé : petits faits, mais qui comptent. Enfin et surtout trop nombreux sont nos cadres d'Outre-Mer qui ignorent ou presque l'Anglais. Alors que l’École Nationale de la France d'Outre-Mer opère une sélection redoutable, et l’exiguïté de ses promotions pose de graves problèmes, on peut regretter que dans cette sélection les épreuves d'Anglais ne jouent pas tout le rôle qui devrait leur revenir.

Nous nous sommes laissés éloigner de notre sujet. D'ores et déjà, en dépit de ces réticences britanniques, les Conférences Africaines « ont eu le très grand mérite de changer le climat des relations entre territoires africains en instituant des contacts durables et en favorisant des solutions qui, bien que prises de façon autonome à l'intérieur de chaque frontière, se sont inspirées de directives communes données au cours des conférences ».

La CCTA a d'ailleurs fait du bon travail pour la création d'un certain nombre de bureaux africains : Bureau interafricain de la Tsé-tsé et de la Trypanosomiase, siégeant à Léopoldville – Bureau d'information sur la conservation et l'utilisation des sels, siégeant à Paris ; Bureau des Épizooties, siégeant à Nairobi ; Institut Africain du Travail, de Bamako ; Conseil scientifique Africain. Néanmoins, nous voulons prendre comme une décision d'accentuer la collaboration interafricaine, la désignation d'un Secrétaire Général pour la CCTA, qui se trouve un Français spécialement ardent pour ces idées de coopération et d'équipement économique africain. Nous émettons le vœu que le Ministre de la France d'Outre-Mer, qui a si heureusement commencé son mandat par des contacts avec le Colonial Office, poursuive  dans cette voie.

C'est là, en effet, que peut se faire la vraie réalisation Europe-Afrique à opposer aux rêveries eurafricaines. Comment ne pas regretter, en effet, qu'en dépit d'une Conférence internationale tenue à Dschang, on ne soit pas encore arrivé à assurer au Centre Afrique, et plus particulièrement à notre Tchad, des relations normales avec la mer, que ce soit par la Nigeria, le Cameroun ou l'AEF.

Signalons pourtant dans ce domaine un grand progrès, tout à l'actif de Pierre Pflimlin, depuis quelques jours un accord a été paraphé avec la Belgique, qui met fin à certains des doubles emplois les plus flagrants entre le Congo Belge et le Congo français. Désormais a cessé la petite guerre des centrales électriques, que chacun prétendait élever en concurrence de part et d'autre du fleuve, comme a cessé la petite guerre des chemins de fer. Les Belges, en particulier, ne construiront pas la ligne concurrente du Congo-Océan qu'ils avaient projetée. Résultat singulièrement appréciable – France et Belgique ont une tâche trop importante à accomplir, avec des moyens pour l'une comme pour l'autre limités pour s'amuser au petit jeu des investissements concurrentiels. Disons en conclusion que pour la coopération européenne en Afrique un grand pas a été franchi.

Maintenir l'échelon des métropoles.

Ainsi, dès lors qu'on se dégage des vagues rêveries politiques, loin d'être deux objectifs contradictoires, la réalisation de l'Union Européenne et celle de l'Union Française sont des objectifs complémentaires.

Des institutions européennes d'une part, des organismes de coopération européenne en Afrique comme la CCTA, - une CCTA qu'on porterait à son maximum d'efficacité, - peuvent permettre d'atteindre ces objectifs. Mais ici nous devons poser encore une condition. L'Europe peut apporter beaucoup à l'Union Française, l'Europe peut apporter, en particulier, beaucoup à l'Afrique, mais à une condition expresse, que respecte d'ailleurs la CCTA : Que soit maintenue l'autorité des métropoles, ou plus exactement, en ce qui nous concerne, que l'Union Française (ou plutôt la République, car pour le moment il ne s'agit guère que des territoires de la République) soit considérée comme un tout, l'Europe ne devant pas prétendre atteindre l'Outre-Mer par dessus la France.

Si nous affirmons ce principe, ce n'est pas vain colonialisme. Après tout, la France a suffisamment apporté à ses terres d'Outre-Mer pour avoir, en tout état de cause, le droit de tenir ce langage – et, nous le savons, ce serait payer bien cher l'Europe que de la payer de l'éclatement de la République. Mais si, simplement, nous nous plaçons dans ces perspectives économiques où nous voulons rester aujourd'hui, nous ne pouvons pas accepter que les métropoles soient « court-circuitées », parce que ce serait un désastre pour l'Afrique.

Le contrôle des métropoles est nécessaire d'abord pour s'assurer de la qualité des investissements réalisés. Il ne faut pas n'importe quel investissements en Afrique. Certaines industrialisations par exemple, génératrices de prolétariat, doivent être résolument prohibées (nous aurons d'ailleurs l'occasion d'y revenir dans notre second développement). Les métropoles doivent pouvoir les éviter.

D'autant plus que rien ne sert de se leurrer, les puissances non administrantes peuvent participer, au prix d'un certain effort financier, à des organismes qui permettent à leurs nationaux d'effectuer des placements intéressants : jamais pourtant leur participation n'apporteront des sacrifices que les métropoles consentent actuellement pour équiper leur Outre-Mer. « Les investissements étrangers peuvent représenter un apport des plus utiles pour les pays d'outre-mer, mais ils ne constitueront jamais qu'un appoint, relativement aux efforts financiers que les métropoles ont faits et doivent continuer de faire pour le développement de ces pays. La politique d'investissements a d'ailleurs de telles conséquences que les métropoles ne sauraient en abandonner le contrôle. De l'orientation donnée à cette politique, et des priorités qu'elle comporte, dépendent en effet tout l'avenir économique des pays d'outre-mer et l'évolution de leur structure sociale. Cette orientation ne saurait être déviée au profit d'intérêts étrangers. En outre, une politique d'investissements mal conçue peut avoir de graves répercussions budgétaires. Il est donc bien certain que les métropoles ne sauraient renoncer au contrôle de cette politique, dont elles supportent les plus lourdes charges, et qui présente une importance essentielle pour les pays qu'elles ont pour mission de faire évoluer vers un avenir meilleur ».

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Nous le répétons donc en conclusion de ce premier développement, Union Européenne et Union Française sont bien des objectifs complémentaires et conciliables, l'Europe peut apporter beaucoup à l'Union Française, mais sous la condition expresse que soient maintenus l'autorité et le contrôle des métropoles.

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II – Orientation du nouveau plan quadriennal

Toute cette coopération européenne pour l'Afrique sera facilitée dans la mesure où l'Union Française sera toujours plus charpentée économiquement. Contrairement à ce qu'on imagine souvent, il existe une économie de l'Union Française, mais il faudrait la développer. La politique d'investissements courageusement poursuivie depuis la Libération a porté ses fruits. Entre la métropole et l'Outre-Mer la solidarité économique est beaucoup plus forte qu'avant la guerre, tout au moins en ce qui concerne les importations de l'Outre-Mer. Celle-ci avant guerre achetait 59% de ses importations dans la métropole. Elle y achète désormais 69%. Au contraire les importations étrangères qui représentaient 34% avant la guerre ne représentent plus que 24%. Quant aux exportations de l'Outre-Mer vers la Métropole, bien qu'ayant tendance à baisser, elles représentent encore 66% du volume total des exportations de ces territoires. Ces chiffres suffisent à indiquer une véritable solidarité économique de l'Union Française, telle que tout éclatement de cette communauté provoquerait les plus graves troubles et plongerait tous ces peuples dans la misère19.

Renforcer la solidarité économique de l'Union Française.

On doit souhaiter que le Gouvernement mette tout en œuvre pour maintenir et renforcer cette solidarité. Malheureusement, sa politique, en pareille matière, a été bien souvent incohérente. Dans son manuel si vivant sur Les principes nouveaux d'économie coloniale, René Moreux a cité des exemples de ces incohérences, en particulier dans la politique des corps gras où on semble avoir eu plutôt à dessein d'arrêter les courants économiques intérieurs à l'Union Française, que les développer. N'a-t-on pas assisté à des attitudes aussi paradoxales que le maintient de contingentements à l'intérieur de la République (par exemple la limitation à 45 000 tonnes des quantités d'huiles pouvant entrer en franchise dans la métropole) au moment même où on parlait le plus d'Union douanière entre les pays européens ?

Parmi ces obstacles, au développement d'une économie d'Union Française, citons encore l'incohérence archaïque des tarifs douaniers. Toute l'Union Française en est hérissée intérieurement. Sans doute les droits de douane, au sens propre du terme, ont-ils été abaissés. Mais ils sont doublés de droits fiscaux qui eux, au contraire, sont en sensible augmentation. On en peut guère citer que le ciment a été exonéré de I% par rapport à 1938. La quasi totalité des autres produits est, au contraire, surtaxée. Citons quelques exemples pris pour l'AOF :

Ce mouvement est à double sens. Les taxes de sortie, elles aussi ont été élevées – sur le café elles sont passées de 6 à 15%, sur le cacao, également de 6 à 15%.

Tout le régime fiscal des territoires d'Outre-Mer repose ainsi sur des droits d'entrée et de sortie qui viennent entraver les courants économiques internes de l'Union Française. Étant donné le développement des dépenses publiques, parfois du fait, comme nous le verrons d'erreurs dans la politique d'investissements, étant donné que le volume de ces dépenses comme le montant de ces droits sur le commerce extérieur dépendent d'assemblées locales manquant d'expérience comme d'une vue d'ensemble de l'économie d'Union Française, on risque, nous l'avons déjà dit, d'aboutir assez rapidement à une stérilisation économique.

L'épopée des investissements africains – leur nécessité.

Nous venons de faire allusion aux erreurs commises dans la politique des investissements. Voulant marquer les orientations à imprimer au nouveau plan quadriennal, nous aurons l'occasion de recenser ces erreurs pour éviter leur renouvellement. Qu'on ne se trompe pas sur l'esprit qui nous anime ! Certes il y eut des erreurs. Qui agit sans en commettre ? Certaines même furent graves. Aussi quand pour l'AEF, on ne trouve aucun chapitre relatif à l'entretien des machines (sources de dépenses atteignant pourtant 25% de la valeur de ces machines mêmes). Aussi a-t-on fait peser sur les finances locales un poids nouveau et redoutable. Ces exemples, nous aurons l'occasion d'en multiplier. Malgré cette marge d'erreur, due à la rapidité avec laquelle, pour des raisons internationales, le plan dut être mis en œuvre, nous n'hésitons pas à dire que la politique d'investissements pratiquée Outre-Mer par la IVème République fut grandiose et qu'elle restera son honneur. Politique audacieuse. Il s'agissait très exactement, chiffre pour chiffre, de réaliser en dix ans le même volume d'investissements que la IIIème République en quarante ans. Il s'agissait de réparer les effets de la stagnation de l'entre-deux guerres. Il s'agissait, par dessus la République des Daladier et des Paul Reynaud, de renouer avec la grande tradition coloniale des Jules Ferry, des Gallieni et des Lyautey. Quand on rappelle qu'on a voulu faire en dix ans la même œuvre qu'en quarante, les racornis du radicalisme sourient. « Enfants Imprudents et présomptueux », ont-ils l'air de dire. « Voilà ce qu'il en advient d'entreprendre de grandes politiques ». Et ils montent en épingle cette marge d'erreur, vantant le retour au sommeil, l'immobilisme – le croupissement réactionnaire. Eh bien, non ! Nous saluons la politique d'investissement menée depuis 1946, comme une épopée. Il faut avoir vu cette Afrique stagnante et ensommeillée de l'avant-guerre sortir de son silence, bourdonner de chantiers. On parle toujours de la grande marche vers l'Ouest des Américains. Nous autres français, nous avons aussi accompli notre marche vers l'Ouest. Nous avons fait jaillir des villes, nous avons jeté des ponts, nous avons tracé des routes.

Ainsi avons-nous acquis la fidélité de nos peuples d'Outre-Mer. Il faut comprendre ce qu'est pour les peuples jeunes, la mystique du plan. En Afrique, elle a vraiment remué les masses et nous aurions couru le pire danger politique à la décevoir – et je crois que nous ne pouvons réduire nos investissements Outre-Mer sans courir encore le même danger. Cette mystique demeure telle que si nous n'apportions plus un plan, avec tout ce qu'il représente pour les peuples de richesses futures, d'avenir meilleur, s'éveillerait immédiatement dans tous nos territoires d'Afrique la nostalgie du plan soviétique. On n'y est que trop porté, comme en Asie, à répéter le syllogisme : « L'URSS était pauvre, à travers son communisme elle est devenue riche et puissante. Faisons comme elle, et nous serons riches et puissants ».

Phénomène terriblement à craindre, et qui est une des marques de notre époque. Voilà bien longtemps que M. André Siegfried a indiqué que la coexistence de peuples d'âge économique différend, donc à niveau de vie très inégal, était un danger. Mais autrefois ces peuples étaient éloignés les uns des autres. Ils s'ignoraient presque. Par le développement de la vitesse, ils cohabitent désormais. On va plus vite de Paris à Tananarive que voici un siècle de Paris à Bordeaux. Que dis-je, aujourd'hui même, il arrive qu'on même on aille plus vite de Paris à Brazzaville que de Paris à Foix ou à Bayonne. Dans ces conditions, comme le disait M. de Carbon dans un remarquable rapport présenté au Mouvement européen : « La relégation des communautés africaines par rapport aux économies développées ne peut que rapidement cesser ou apparaître scandaleuse. » Et le même auteur ajoutait : « En bref, il ne s'agit de rien moins que de perdre l'Afrique ou de la conserver en y multipliant d'ailleurs les débouchés au bénéfice des économies nationales en voie d'extension ».

Vérités sévères, mais d'autant plus nécessaires à entendre que nous avons réalisé Outre-Mer une promotion politique très rapide. On peut tout craindre d'une promotion politique qui ne serait pas accompagnée d'une promotion économique. Comme le dit M. de Carbon dans le rapport précité : « Il peut se produire un hiatus : celui qui sépare la promotion graduelle vers le Gouvernement personnel et le sentiment d'une appropriation sans cesse plus importante du capital interne aux mains de capitalistes qui apparaissent au mieux comme des résidents temporaires. »  Autrement dit, cesser les investissements africains, ce serait outre accroître l'influence de Moscou, créer un malaise social. En accomplissant en 1946 une révolution politique dans l'Outre-Mer, nous nous sommes obligés à accomplir une révolution économique : celle justement qu'entend accomplir le plan décennal.

C'est pourquoi nous ne devons à aucun prix accepter une réduction des investissements Outre-Mer, que les expériences au nom desquelles on voudrait les réduire s'appellent des expériences Pinay ou autrement. L'avenir politique de toute l'Union Française en dépend. Certes, cela ne veut pas dire qu'on ne doive pas recourir à l'emprunt. Bien au contraire. On n'a que trop tardé à le faire, comme nous le verrons, notamment en matière d'électrification. Les bureaux des Finances sont toujours hostiles aux emprunts d'Outre-Mer. Ils y voient une concurrence pour les emprunts métropolitains. C'est donc un résultat appréciable que le Gouvernement ait décidé l'émission de 10 milliards d'emprunt d'Outre-Mer, en contrepartie des 3 milliards ½ de réduction des crédits puisque d'une part des sommes supérieures vont revenir, en tout état de cause, à l'Outre-Mer, puisque d'autre part le principe même d'emprunts des TOM est enfin admis.

Ces orientations meilleures peuvent également être données au plan puisque s'ouvre une nouvelle tranche quadriennale. Mais avant d'indiquer ce que devraient être, à notre sens, ces orientations nous voudrions combattre un slogan particulièrement démagogique. On va répétant que trop d'investissements ont été spectaculaires – au point de faire croire à qui n'a pas vu les choses que toutes les dépenses du plan furent somptuaires. D'abord, c'est faux. Ensuite on commettrait une grave erreur en ne donnant aucun caractère spectaculaire aux investissements. Je dirais qu'il ne s'agit pas d'investissements spectaculaires, mais d'investissements psychologiques. Si nos réalisations n'ont pas quelque chose d'un peu ostentatoire, ces peuples jeunes auront le sentiment qu'on n'a rien fait pour eux. Et puis, on doit comprendre l'esprit de populations dont le sens collectif est beaucoup plus poussé que le nôtre. On y aspire à ces réalisations d'un luxe collectif, un peu trop comme nous aspirons à notre confort individuel. Pour s'en convaincre, il suffit de voir la fierté des Africains quand ils nous les montrent. Il suffit de voir leur joie, pour prendre à dessein une réalisation étrangère au Plan, à posséder en Sainte Anne du Congo une Cathédrale digne de ses grandes sœurs d'Europe. Ce besoin de luxe collectif des peuples jeunes et proches de la Tribu est tel que le Gouvernement le plus utilitariste du monde, le Gouvernement soviétique, y a lui aussi sacrifié en construisant un métro – et avec un ...   de cette ferveur collective qui a bâti les Cathédrales.

Investissements productifs et investissements improductifs.

Car la première idée à retenir, en parlant du nouveau plan quadriennal, c'est qu'il doit plus que jamais être établi d'après les vrais besoins des pays auxquels il s'applique. Telle doit en être la règle d'or. C'est pourquoi nous estimons que ses réalisations devront garder quelque chose d'ostensible. À une condition toutefois, qui doit dominer toutes les orientations à imprimer au plan : que soit maintenu un juste rapport entre les investissements productifs et les investissements improductifs.

C'est un fait que dans les récentes années le développement des investissements productifs a été insuffisant. Comme l'écrivait René Moreux : « Les partis politiques paraissent trop souvent oublier que, si la métropole envisage de doter un territoire d'un milliard de fondations sociales, elle impose à ce territoire de 100 à 150 millions de charges annuelles pour en tirer parti et que cela peut être une charge intolérable ». En effet, si désormais les charges financières publiques sont assez faibles grâce aux taux très bas d'intérêts pratiqués par la Caisse Centrale, les frais de fonctionnement et d'entretien grèvent lourdement les budgets. Dans le plan d'AEF, on aboutit à un volume de charges budgétaires annuelles égal à 11% de la valeur des investissements publics globaux, avec 15,2% pour la santé et 35% pour l'enseignement ! Sur cette base les charges budgétaires de cette production se trouveraient accrues de 200% à l'expiration du plan. On comprend que la Conférence financière réunie par le Ministre de la France d'Outre-Mer au début de l'année ait jeté un cri d'alarme.

N'en concluons pas trop vite qu'il faut amputer les programmes d'investissements sociaux20. Citons un des passages du fascicule que l'Institut de Science Économique Appliqué a consacré à l'investissement dans les territoires dépendants : « Aux investissements sociaux s'attache une notion de rentabilité économique à long terme qui peut conduire les métropoles à prolonger les sacrifices qu'elles s'imposent, en supportant le poids des dépenses d'entretien jusqu'à ce que l'économie locale recueille les fruits de ces dépenses sociales. Au point où en sont les Territoires sous-développés, il n'est pas douteux que les dépenses sociales ne manifestent avec le temps les efforts de rendement croissant dont elles sont susceptibles ». Ces dépenses sociales doivent probablement être mieux orientées que jusqu'à présent. Plutôt que de créer d'énormes hôpitaux – ainsi à Lomé – qui absorbent à eux seuls les trois quarts des crédits sanitaires d'un territoire, mieux vaut multiplier les hôpitaux et les dispensaires de brousse. Avec les crédits nécessaires à un hôpital urbain de trois cents lits, que de dispensaires, que d'infirmeries, que de tournées sanitaires dans l'arrière pays ! Et dire qu'il fut question de créer à Dakar un hôpital de 3 000 lits dont le coût se serait chiffré en dizaines de milliards ! Mais si les dépenses sanitaires et sociales doivent être mieux orientées, elles ne doivent pas être réduites, même pour harmoniser les investissements productifs et les investissements improductifs en vue de permettre l'équilibre financier des Territoires. Pour réduire les investissements improductifs, mieux vaudrait, nous semble-t-il, s'attaquer aux investissements d'infrastructure dont le coût, sinon l'ampleur, nous paraît désordonnée. C'est ainsi que sur 118 milliards de francs de dépenses effectivement engagées au 31 décembre 1950, 76 milliards concernaient l'infrastructure, pour 24,5 la production et 17,5 le développement social. Or, sur ces 76 milliards, plusieurs postes à notre sens auraient pu être comprimés. 6 milliards par exemple, concernaient l'électrification, mais si on entre dans le détail, on voit qu'il s'agissait d'une électrification des centres urbains dont les travaux auraient pu être poursuivis par les municipalités et financés au moyen d'emprunts. Encore ce point n'est-il pas trop grave, car il s'agit, si on peut dire, d'une infrastructure assez directement productive. Beaucoup plus grave nous paraît la politique routière. La Commission du Plan, avait prévu une dépense décennale de 31 milliards 880 millions. En six ans, 27 milliards 500 étaient déjà dépensés, 15 milliards ayant simplement servi à l'établissement de bases de départ ! On a poursuivi le tracé de routes qui reviennent de 10 à 20 millions CFA le kilomètre ! Pour aborder un autre domaine, était-il nécessaire de construire d'un seul coup sept postes à quai à Abidjan ?

Nous n'insistons pas sur ce que nous considérons comme des erreurs à redresser, pour le plaisir de critiquer, mais parce que nous craignons que cette disproportion entre les investissements improductifs et les investissements productifs n'aboutisse à ruiner les finances, sinon l'économie des territoires d'Outre-Mer. À nos yeux, dans la prochaine tranche du plan quadriennal, c'est une des principales préoccupation à conserver, sinon entre les dépenses d'entretien dont on grève les budgets locaux et les risques de phénomènes inflationnistes consécutifs aux frais de mise en place des équipements (les investissements du plan décennal iront à l'encontre même de l'objet même de ce plan). Et ceci d'autant plus que les finances des territoires sont entre les mains d'Assemblées locales peu expérimentées et où, avec une majorité absolue de fonctionnaires, prédominent des éléments que les risques financiers et budgétaires ne touchent qu'indirectement21.

Investir selon les vrais besoins africains.

Une fois posée cette règle absolue du rapport entre les investissements improductifs et les investissements productifs, s'en pose une autre, non moins absolue. La prochaine tranche quadriennale doit être réellement étudiée du point de vue des besoins africains. C'est une préoccupation dont notre collègue Louis Jousselin s'est souvent fait avec bonheur l'interprète devant l'Assemblée de l'Union Française. Rappelons d'ailleurs les termes mêmes de la loi du 30 avril 1946, les investissements « auront pour objet... par priorité, de satisfaire aux besoins des populations autochtones et de généraliser les conditions les plus favorables à leur progrès social ». N'en déplaise à René Moreux, pour assurer cette priorité des vrais besoins Africains, la consultation des Assemblées locales ne nous paraît pas suffisante. Trop souvent les Africains qui y participent s'y livrent à une forme assez dangereuse d'assimilationisme : ils veulent les choses de la Métropole et non pas ce dont leurs territoires ont vraiment besoin. Ils réclament eux-mêmes les grands hôpitaux avant les dispensaires de brousse, les grands barrages spectaculaires avant la petite hydraulique, la sécurité sociale avant la fin de la sous-nutrition. C'est qu'y prédomine sinon la représentation des villes, au moins leur influence. Nous ne pouvons pas compter sur les Assemblées locales, par exemple, pour éviter que les deux tiers des crédits de la santé publique soient absorbés par les grands centres. On aurait beaucoup à dire d'ailleurs, sur ces Assemblées locales qui gagneraient à ce qu'on précisât leur statut, ce que n'a pas fait la récente loi sur leur mode d'élection. On pourrait dire que cette loi n'a réussi qu'à en multiplier les membres d'une façon bien dangereuse pour les finances locales. Or, faute d'un statut défini, on pourrait dire que cette loi n'a réussi qu'à n'en multiplier les membres d'une façon bien dangereuse pour les finances locales. Or, faute d'un statu défini, on voit les Gouverneurs recourir aux Assemblées locales dans les conditions les plus regrettables. En Guinée, n'a-t-on pas, voici quelques années, consulté cette Assemblée sur une question  d'ordre aussi spécifiquement parlementaire que la citoyenneté. Sans doute, le rôle effacé où on confine l'Assemblée de l'Union Française, a-t-il ce résultat obligé de susciter dans chaque territoire des sortes de petits parlements qui s'arrogent les prérogatives qu'on ne veut pas lui reconnaître. Par colonialisme on paralyse l'Assemblée de l'Union Française, au risque de bien d'autres anticolonialismes.22

Ne pas créer la condition prolétarisme : ne pas accroître les poids des villes.

Se mettre en face des vrais besoins de l'Afrique, disions-nous. Sans doute, pour y parvenir tout à fait, manquons-nous de certaines connaissances de base, et Marcel Griaule ne se ferait pas faute de nous l'objecter. Néanmoins, nous pouvons déterminer quelques impératifs, qui à notre sens, doivent commander les orientations  de la nouvelle tranche quadriennale. L'Afrique doit être enrichie, mais que cet enrichissement profite à ce qui représente quatre vingt sinon quatre vingt dix pour cent de sa population : aux paysans – et que vis-à-vis d'eux on poursuive par priorité le premier objectif social : leur donner une alimentation saine et suffisante. L'Afrique jusqu'ici pour sa plus grande part, échappe à la condition prolétarienne – que sous prétexte de l'enrichir on ne crée pas cette condition. Surtout il s'agirait – qu'il s'agit là où il existe – d'un sous prolétariat, d'un prolétariat à la puissance cinq, puisque le niveau de vie africain est à peu près cinq fois inférieur au niveau européen. Cette considération nous amènera aussi bien à recommander une priorité des investissements agricoles, et des formes particulières d'investissements agricoles, que des formes particulières à donner aux investissements industriels. Se mettre en face de l'Afrique, c'est encore se plier aux conditions géographiques et climatiques de ce continent. Mais en premier lieu, ne pas accroître le poids des villes. Et c'est une des principales critiques que nous ferons aux orientations précédentes du plan, que d'avoir accru ce poids. Nous avons parlé déjà de la santé publique. N'était-ce pas contribuer à attirer vers la ville que de leur consacrer les deux tiers de l'équipement sanitaire ? Or les villes africaines sont doublement dangereuses. Elles le sont au point de vue économique. Leur développement est sans proportion avec celui de l'arrière pays. Elles le ruinent et en empêchent l'épanouissement. Que de fois, au cours de périples africains, comme je suggérais tel ou tel moyen d'améliorer la vie des paysans, je me suis entendu répondre : « Oui, mais nous devons nourrir Douala – oui, mais nous devons nourrir Dakar – oui, mais nous devons nourrir Brazzaville ». Les villes africaines sont également dangereuses au point de vue social. Nous n'hésitons pas à prononcer le mot, elles sont des pourrisoirs. Pour le comprendre, un exemple suffira. Poto-Poto, un des faubourgs de Brazzaville, a une population de 100 000 Habitants – à peine 15 000 ont un métier avouable. Dans les villes, se massent des caricatures d'évolués, qui ont perdu leur éthique traditionnelle, sans acquérir notre morale. Masse misérable, pécuniairement et spirituellement : nous verrons tout à l'heure ce qu'à travers les investissements sociaux du plan on peut faire pour elle. Mais il faut tout ignorer de l'Afrique, et je dirai plus, ne pas avoir la vocation de comprendre, pour ne pas saisir que notre premier devoir est de ne pas accroître le poids de telles villes.

Priorité à l'agriculture.

Et d'abord développer l'agriculture. C'est notre principale critique aux premières orientations du plan que de l'avoir sacrifiée. Je sais bien, il fallait faire vite. Il fallait des armes contre les critiques de l'ONU, où on ne voit guère les vrais problèmes – ce n'est pas étonnant quand on prend le Cameroun pour une île ! Surtout, comme l'a très justement indiqué Moreux, c'était beaucoup plus facile, parce que pour les grands ouvrages on avait en main les entreprises, tandis que le développement agricole supposait de beaucoup plus vastes travaux d'approches. Même après six ans, on se heurte à notre ignorance sur les moyens d'accroître le rendement des sols tropicaux sans risque d'en bouleverser l'équilibre et de les stériliser. Il y a dans ces domaines un décollage entre le progrès technique et le progrès scientifique. Les recherches poursuivies n'ont pas encore abouti. Et s'il est un des points où les crédits ne doivent pas être réduits, mais au contraire augmentés, c'est justement la recherche scientifique. L'Institut de la Recherche scientifique Outre-Mer a d'ailleurs accompli des efforts qui méritent tous nos éloges.

La critique de la première tranche du Plan nous aidera à indiquer la voie à suivre pour la nouvelle. Sur les 118 milliards de dépenses engagées dont nous parlions tout à l'heure, 14 l'ont été à l'agriculture (chiffre vraiment dérisoire quand on pense que l'économie agricole est l'économie de l'indigène). Voici quelques chiffres qui suffisent à le démontrer. Ils concernent l'AOF. Dans ce territoire :

  1. 1 million d'ha sont cultivés en arachide. Ils appartiennent presque exclusivement à des paysans noirs.

  2. Sur 180 000 ha de café, 24 000 seulement appartiennent à des européens.

  3. Les 418 000 ha de rizières appartiennent presque exclusivement aux indigènes.

Les chiffres que nous pourrions citer pour Madagascar et pour l'AEF sont à peu de chose près analogues (par exemple les 440 000 ha de rizières de Madagascar appartiennent à des Malgaches) et même, contrairement à une croyance répandue, ceux d'Afrique du Nord.

Inutile d'insister sur le caractère dérisoire des crédits réservés à l'agriculture. Il est accablant, mais sa ventilation intérieure sera également instructive.

 

En millions

Recherche scientifique appliquée à l'agriculture tropicale

1500

Protection des sols et des cultures et conditionnement des produits

500

Culture intensive et mécanisée

8100

Amélioration des cultures familiales

1900

Industrie de préparation des produits agricoles

2000

Nous venons de parler de la recherche scientifique et de ses applications. Nous ne pouvons dire qu'une chose : 1 500 millions est une somme nettement insuffisante. Quant aux 500 millions pour la défense des sols, cela touche au ridicule. Qu'on relise le livre admirable de Gourou, les Pays Tropicaux, qui devrait être sur la table de chevet de quiconque s'intéresse à l'Outre-Mer. On verra ce que sont les sols d'Afrique et combien il importerait de les défendre. Mais ce sur quoi nous voudrions insister, c'est la comparaison de deux chiffres : culture intensive et mécanisée, 8 500 millions, amélioration des cultures familiales 1 900 millions.

Autant dire que la culture « intensive et mécanisée » absorbe 3/5 des sommes réservées à l'Agriculture. C'est-à-dire qu'elles servent à alimenter quelques grandes entreprises d’État, de l'Office du Niger aux Casiers de Richard Toll, extrêmement intéressantes, certes mais qui, or les quelques milliers de familles qui profitent de l'Office du Niger ou de la Mission d'Aménagement du Sénégal, ne profiteront pas aux indigènes.

D'autre part, des 1 900 millions appliqués aux cultures familiales, il faut extraire déjà 500 millions réservés à des fermes pilotes.

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Les structures agricoles – Les SIP, les coopératives.

Ce n'est pas qu'en soi nous critiquions ces expériences, fermes pilotes ou grandes entreprises d’État. Ce que nous leur reprocherons, et ceci nous a souvent frappé dans nos périples africains, c'est qu'elles ne rayonnent pas malgré les admirables efforts déployés par notre ami Ould Aoudia. C'est qu'elles restent comme repliées sur soi, sans déteindre sur l'économie et les méthodes agricoles proprement indigènes. En ce qui concerne l'agriculture mécanisée, elle ne pourrait être à la portée des paysans noirs qu'à travers des ensembles collectifs du type des secteurs de modernisation du Paysannat du Maroc et des secteurs d'amélioration rurales d'Algérie. De tels secteurs n'existent pas en Afrique Noire. Un précédent Gouvernement a bien produit un texte en vue de la création d'organismes de cette sorte. Mais il s'agit d'un texte hâtif, d'un texte de circonstance, et la question n'a jamais été réglée.

En Afrique du Nord où la méthode a dépassé le stade expérimental on a pu  apprécier sa valeur. Malheureusement, une expérience aussi concluante que celle des secteurs d'améliorations rurales, n'a reçu qu'une application extrêmement restreinte. L'Assemblée Algérienne préfère réserver ses crédits aux entreprises de type européen. Colonialisme, au pire sens du terme, et à bien courte vue ! Les musulmans possèdent les neuf dixièmes des terres d'Algérie : malheureusement, ils ne savent pas les cultiver, n'ont guère le moyen de le faire, et ces terres déjà pauvres ne font que se ruiner progressivement. Puisque l'Algérie bénéficie de la contrepartie du plan Marshall ne peut-on lui imposer d'en consacrer une part importante à l'extension des secteurs d'améliorations rurales, ce qui permettrait non pas de faire face, mais tout au moins de se trouver économiquement moins en recul par rapport à la croissance démographique. Si on ne se résout pas à sortir les secteurs d'améliorations rurales de l'économie de prototype, on prépare pour l'Algérie de redoutables lendemains.

J'ai tenu à insister sur cette expérience des secteurs d'améliorations rurales d'Algérie, parce qu'encore plus que celle des secteurs de modernisation du Paysannat du Maroc, elle est susceptible d'être reprise en Afrique Noire. Contrairement à celle du Maroc, l'expérience algérienne ne fait que relativement peu appel à la mécanisation et met l'accent sur le développement et le perfectionnement du petit outillage individuel et collectif. Or, et Gourou l'a bien montré, on ne connait pas assez les sols d'Afrique pour sans grave danger multiplier la mécanisation. Au contraire, ce serait déjà beaucoup faire que de perfectionner l'outillage manuel des paysans noirs.

Car, développer l'Agriculture Africaine, pour que cesse l'actuelle sous-nutrition de ce Continent, cela veut dire d'abord qu'on s'en occupe et que le plan y consacre les crédits nécessaires. Cela veut dire bien souvent que l'on renonce aux grands travaux coûteux pour multiplier les petits barrages, qui chacun irrigueraient efficacement quelques dizaines ou centaines d'hectares. Cela veut dire que pour la circulation des produits, plutôt que ces routes exagérément ruineuses, on crée un réseau rudimentaire, mais serré, de chemins d'exploitation. Mais c'est aussi – et peut-être surtout – une question de structure et d'adaptation au pays.

Les bases de l'économie rurale africaine sont essentiellement communautaires. Trois traits la caractérisent, 1° l'absence de propriété individuelle du sol, mais un droit d'usage temporaire qui est généralement réglé par la collectivité ; 2° une organisation familiale du travail et une propriété individuelle des récoltes et du bétail ; 3° une organisation tribale et une coutume qui permettent de mettre en jeu les efforts de la collectivité pour l'exécution de travaux d'intérêt général. C'est en s'appuyant sur ces structures coutumières, et en admettant cette forme de propriété qu'on trouvera les structures agricoles à promouvoir. Ce caractère communautaire doit permettre le développement de secteurs d'améliorations rurales, dans le cadre soit de Sociétés Indigènes de Prévoyance, soit de coopératives.

Je sais bien que lorsqu'on parle de l'Afrique Noire, ces mots de SIP ou de coopératives ont de fâcheuses résonances. Les SIP ont donné lieu à des regrettables abus de l'Administration – on nous en a cité maints exemples – Ces abus ont très généralement cessé, et, je dois le dire, avec eux des critiques d'autant plus acerbes qu'elles étaient orchestrées aussi bien par les grosses compagnies que par les syriens, qui redoutaient en elles un instrument capable de détruire leurs monopoles de fait. En ôtant à la SIP ce qu'elle a actuellement d'exagérément administratif, en la démocratisant aussi, moins par l'élection de son Conseil d'Administration (généralement impossible) qu'en en calquant les rouages sur les institutions coutumières, en associant très étroitement à l'Administrateur président de la SIP un vice-président indigène23 auquel, pour le former, serait vraiment confiée une responsabilité, on trouverait là une structure agricole déjà existante, et dans le cadre de laquelle les nouvelles orientations du plan que nous préconisons pourraient très naturellement être mises en œuvre.

Aux SIP on oppose généralement, et bien à tort, les coopératives. Nous pensons que ces institutions ont plutôt un caractère complémentaire. Les coopératives en particulier, sont excellent moyen de faire bénéficier les indigènes du progrès économique, dans les régions côtières où les structures tribales sont atténuées. Je sais que les premières expériences de coopératives en Afrique ont été très décevantes. Au Cameroun la plupart des dirigeants de coopérative sont en prison ou mériterait de l'être. En AEF quand nous y étions, voici deux ans, la situation n'était guère meilleure. Néanmoins, je crois qu'on doit persévérer, à condition de donner à l'administration un pouvoir de contrôle plus large qu'elle ne l'a actuellement. On a eu le tort en effet de calquer purement et simplement les coopératives d'Afrique sur les coopératives métropolitaines. Mieux eu valu prendre exemple sur ces coopératives qui, dans les territoires britanniques ont pris un si brillant et solide essor. Un projet du Gouvernement est actuellement en discussion devant l'Assemblée de l'Union Française. Malheureusement, si par certaines de ses stipulations il représente un progrès, il parait encore trop directement calqué sur l'expérience métropolitaine.

En fait, il s'agit avant tout, à travers ces structures, de réaliser de nouveaux aménagements agricoles, en veillant sans relâche à ce que les populations rurales y transposent progressivement leur activité, mais en les concevant toujours à leur mesure pour qu'elles soient en état le plus rapidement possible d'en assurer la gestion.

Ce développement agricole que nous voudrions voir réaliser à travers le nouveau plan quadriennal suppose encore deux autres conditions sur lesquelles au Mouvement Républicain Populaire, nous n'avons jamais cessé d'insister : l'élaboration d'un nouveau droit foncier, une éducation des masses.

Un nouveau droit foncier.

L'Afrique, nous l'avons dit est un pays de propriété collective. Dès lors ne répond pas au fait notre Code Civil qui ne connaît de propriété qu'individuelle. En conséquences les bien collectifs sont considérés comme vacants et sans maître. Cette situation crée dans toute l'Afrique une dangereuse aigreur. Sans doute, en vue d'un but spéculatif, certaines tribus revendiquent-elles des droits périmés. Mais nous avons trop vu sur place les inconvénients techniques du régime actuel pour ne pas considérer qu'il faut au plus tôt déterminer un nouveau droit foncier. Donnons un seul exemple de ces inconvénients techniques : pour éviter la ruine des sols africains il faut encourager (voire rendre obligatoire) les longues jachères de vingt-cinq ou trente ans – seulement la législation actuelle considère comme vacant tout bien non exploité pendant dix ans. Du point de vue de l'Administration qui n'ose plus traiter en biens vacants même ceux qui le sont vraiment (car dans le climat d'aigreur actuel toutes ses décisions sont critiquées) du point de vue des colons, dont les concessions pour la même raison, sont désormais comme frappées de précarité, du point de vue des paysans noirs, qui ne sont jamais sûrs de leur droit, un nouveau code foncier s'impose. Mais un code foncier dont seuls les grandes lignes soient tirées par le Parlement, et qui, au prix d'une enquête minutieuse tentée déjà dans certains territoires, seront adaptées non seulement territoire par territoire, mais cercle par cercle. Si on n'entreprend pas une telle réforme, ces aménagements agricoles que nous préconisons seront très difficiles à réaliser.

Éducation de masse et cadres agricoles.

Nous avons indiqué une seconde condition : l'éducation des masses. Citons le remarquable discours programme prononcé par le Gouverneur de Guinée à la session de Novembre 1950 de son Conseil Général : « Sur le plan éducatif, il faut transformer totalement les objectifs de notre enseignement ; une place essentielle doit être donnée à l'éducation des masses, plus importante même que celle de l'enseignement primaire. Ce qu'il nous faut le plus possible c'est dans chaque canton un organisme d'éducation des masses orienté vers la formation sociale, technique et civique du plus grand nombre de paysans, jeunes ou vieux, susceptibles de participer activement à la vie des communautés villageoises de culture et d'en constituer éventuellement les cadres de base ».

« Cette œuvre d'éducation des masses est primordiale. Il n'y a pas en effet de réforme agraire sans une éducation préalable des paysans. À quoi serviraient nos tracteurs, nos barrages, nos canaux, nos reproducteurs sélectionnés si nous ne trouvions pas dans chaque village, dans chaque canton, dans chaque foulasse, un groupe de notables et de jeunes paysans susceptibles d'en comprendre l'intérêt, d'en surveiller l'emploi et de constituer les cadres de l'organisme collectif appelé à les gérer ? »

Telle est en effet la difficulté majeure à quoi on ne se heurte : un problème d'encadrement. L'avoir résolu est pour beaucoup dans la réussite économique du Congo Belge. Dans nos territoires, outre cette éducation des masses qui n'existe pratiquement nulle part, nous n'avons pas de moniteurs, nous n'avons pas d'intermédiaires entre le boy-coton et l'ingénieur agronome – Nos écoles d'Agriculture ne forment que des bureaucrates, quand - ainsi l'avons-nous vu en AEF, elles ne sont pas vides faute de candidat. Sans doute, pour résoudre cette difficulté, faudrait-il bouleverser complètement nos méthodes d'enseignement technique en Afrique, et au lieu de partir d'une sorte d'enseignement général pour aboutir au métier, et en fait ne pas y aboutir parce qu'on a fait que des « mandarins », partir, ainsi l'avons-nous vu dans l'admirable Centre pilote de Bangui, du métier, et ne donner de formation générale que liée au métier et par le métier.

Encore une fois, nous nous sommes laissés entraîner. Mais l'Afrique est un monde trop passionnant pour qu'on ne laisse pas entraîner, et pour un parti jeune, quoi de plus enivrant que ce monde jeune à détacher de sa gangue. Et d'ailleurs nous revenons au plan, car l'enseignement est certainement un des chapitres à y revoir de plus près. En effet, contrairement aux conceptions initiales, peu à peu l'enseignement primaire a été sacrifié au secondaire. Sans doute a-t-on porté une très grosse portion des crédits vers l'enseignement technique. Malheureusement, cet enseignement technique n'est, assez souvent, par suite de son inadaptation au caractère africain, qu'un secondaire dévalué24. On l'a trop souvent dit – et à juste titre – pour que nous ayons à insister : l'Afrique tend à ne former que des avocats, et c'est surement d'avocats qu'elle a le moins besoin. Par leur goût exclusif des carrières libérales, et leur mépris des carrières techniques grâce auxquelles ils formeraient les vrais cadres de leur peuple, carrière technique que finalement ils abandonnent aux européens, les évolués africains sont en train de conclure eux-mêmes, de leur propre chef, de leur propre et invétérée volonté, un pacte colonial des intelligences.25

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Ainsi d'abord, si nous voulons enrichir l'Afrique, sans y créer la condition prolétarienne, que la prochaine tranche du plan soit orientée principalement vers les réalisations agricoles. Qu'elle favorise l'agriculture proprement autochtone, qu'elle facilite la création de secteurs ruraux que les paysans noirs puissent rapidement gérer eux-mêmes ; que, pour faciliter cette œuvre, en même temps qu'on établira un nouveau droit foncier, on généralise l'éducation des masses en même temps qu'on provoquera des cadres techniques agricoles.

Industrialisation prolétarisante et Code du travail.

Développer l'agriculture, ne pas accroître le poids des villes, ne pas créer la condition prolétarienne ne veulent pas dire renoncer à l'industrialisation. L'industrialisation de l'Afrique s'impose si on veut sortir ce continent de l'économie de traite. Elle s'impose aussi pour des raisons psychologiques : les Africains ne nous pardonneraient pas de maintenir à leur pays un rôle économique subordonné.

Mais si nous voulons enrichir l'Afrique sans la prolétariser, il ne faut pas réaliser n'importe quelle industrialisation. Certes, étant donné que nous trouvons dans ce domaine surtout des investissements privés, le Gouvernement ne dispose pas de moyens directs pour les orienter. Néanmoins, ne dussé-je que par l'intermédiaire des pouvoirs publics locaux ou par une adroite politique des concessions, il n'est pas dépourvu de moyens d'agir26.

Il faut éviter une « industrialisation à la petite semaine », dont nous ne pouvons citer que trop d'exemples. Abidjan, avec sa lèpre prolétarienne, en est le triste exemple. Abidjan, c'est exactement ce qu'il ne faut pas faire. Petites usines, rassemblées dans un port où elles attirent des masses grouillantes et souvent désœuvrées. Usines montées en vue d'objectifs spéculatifs et non pour le développement économique de l'Afrique – et comme telles, à plus ou moins longue échéance, promise à la faillite. Entreprises montées avec un outillage vétuste, périmé, inutilisable dans la métropole. Et ceci est très grave, car monter des entreprises de ce type, c'est miser délibérément sur la prolétarisation. C'est spéculer sur les bas niveaux de vie, c'est spéculer sur l’exiguïté des salaires, c'est en un mot introduire non seulement délibérément, mais systématiquement la condition prolétarienne.

Certes, on limiterait déjà le danger d'une telle industrialisation, sur laquelle on ne peut revenir, puisqu'elle existe, en votant un Code du Travail, puisque malgré les efforts inouïs de Joseph Dumas (son nom restera attaché à cette œuvre), ce code n'est pas encore sorti des limbes parlementaires. Et c'est une première résolution à prendre, de même que la loi sur les accidents du Travail Outre-Mer. Mais il faut faire plus, et renoncer à une industrialisation qui non seulement ne dégagera pas l'Afrique de l'économie de traite, mais est une industrialisation de traite. Ce sera peut-être difficile dans notre climat libéral. Je crains, en effet, pour ma part, qu'il y ait contradiction entre le libéralisme économique et le développement de la France d'Outre-Mer.

Décentralisation industrielle.

À travers le Plan, pourtant on peut introduire une meilleure industrialisation. On peut créer des entreprises décentralisées, qui ne happent pas la main-d’œuvre – et ses séquelles – vers les villes. Et ce sont d'abord les industries de préparation des produits agricoles. Au 31 décembre 1950 pour des industries de cette sorte, on avait effectivement engagé 2 milliards. Somme très insuffisante quand on pense à l'intérêt de tels investissements, et qu'on la compare à certaines autres dépenses. Néanmoins on doit se féliciter que par l'initiative de l’État aient été créées des huileries, des décorticages de paddy, des usines de quinine, des féculeries de manioc, etc … Malheureusement, trop souvent, au lieu de décentraliser ces entreprises, on les a montées près des villes. Peut-être étaient-elles ainsi plus rentables (encore n'en suis-je pas sûr). Du moins ont-elles eu l'inconvénient de continuer d'accroître leur poids. Même quand ces usines ont été montées en brousse, ce fut le plus souvent par trop fortes unités. Je crois qu'il vaudrait mieux organiser de très petites unités de production, dont, en particulier (et cela a déjà été fait pour la décortication du paddy), la gestion pourrait être assumée par les SIP. Ainsi celles -ci rendraient aux paysans noirs des services tangibles et spectaculaires, condition nécessaire pour qu'elle ne leur paraisse pas simplement des instruments de superfiscalités. Ainsi serait réalisée, au moins pour une catégorie d'entreprises qui s'y prête, nécessaire décentralisation industrielle.

Décentralisation qui aura d'ailleurs des effets immédiats sur l'agriculture. J'ai pu le constater avec une huilerie de palme, montée loin de tout centre, par l'IRHO au Cameroun. Cette usine a joué en quelque sort le rôle de secteur d'amélioration rurale, entraînant les planteurs noirs à soigner infiniment mieux leurs palmeraies.

Dans ce même esprit, on devrait encourager toutes les industries décentralisables, c'est-à-dire qui peuvent fonctionner de façon moderne avec de très petites unités de production disséminables. Dans bien des régions d'Afrique, où la force motrice serait fournie par des chutes d'eau, une telle politique économique parait possible.

Une politique de grands ensembles.

Reste la grande industrie, plus que jamais nécessaire, si on veut mener l'Afrique vers l'âge adulte de l'économie. Cette grande industrie peut être réalisée sans prolétariser, à condition de n'être pas montée au rabais, mais de bénéficier au contraire de la technique la plus moderne. Le combinat de Conakry me paraît à ce point de vue tracer la voie. Des entreprises de cette sorte évitent la sous-prolétarisation que nous redoutons : leur mécanique est telle, qu'elles n'emploient en effet, presque aucun manœuvre et font au contraire appel à la main-d’œuvre la plus qualifiée. D'autre part de telles entreprises sont à la forme du continent africain – A sa forme géologique comme, si je puis dire, à sa forme psychologique : elles seules échapperont sans doute à ces « impondérables » que tous les vieux coloniaux connaissent bien.

Cela ne signifie pas qu'en matière de grande industrie il ne faille pas également faire preuve de beaucoup de prudence. Bien au contraire, car les conséquences sociales, économiques et psychologiques d'un échec se trouveraient évidemment multipliées par l'étendue même des réalisations. La Puissance Publique dont l'aide financière sera sollicitée pour ces vastes projets, devra vérifier de très près leur valeur avant d'autoriser leur exécution et il faudra aussi veiller à ce qu'elle n'en prenne pas la plupart des risques. Son aide financière devra être soigneusement mesurée par rapport au montant total des capitaux nécessaires.

Ces capitaux, où les trouvera-t-on ? Cela dépendra de leur montant global, c'est-à-dire, en premier lieu, du nombre de projets de grande envergure qu'il apparaîtra raisonnable de lancer au cours des prochaines années, à la suite des études qui auront été entreprises ; en second lieu, du rythme auquel il sera techniquement possible de réaliser ces projets. De l'importance des capitaux, qu'il faudra finalement réunir dépendra le pourcentage de la participation financière de la métropole, et il faut espérer que ce pourcentage sera élevé. Pour le complément, c'est ici justement que nous paraît souhaitable le recours aux capitaux européens dont nous parlions tout à l'heure et auquel le Ministre de la France d'Outre-Mer a fait allusion dans un récent discours.

Plus que jamais, d'ailleurs, en créant ces grands ensembles, on devra sous une forme quelconque veiller à y associer les Africains – sinon leur continent leur paraîtra un bien d'exploitation de l'Europe. Un tel sentiment est pour beaucoup dans l'agitation sociale et politique qui a contraint la Grande-Bretagne à abandonner la Gold Coast. Et pourtant les Anglais auraient pu s'inspirer d'une de leurs propres réalisations que nous citerons comme exemple : le plan de Gezira. Ainsi le décrit la « West African Review :

« En 1904, quand on irrigua 400 000 ha pour cultiver le coton à la jonction du Nil Blanc et du Nil Bleu, Lord Kitchner (alors Haut-Commissaire britannique en Égypte) a insisté avec juste raison sur la participation des Soudanais au Plan. Il fut à l'origine d'un plan qui pourrait servir de modèle à tous les plans de développement colonial qui l'ont suivi.

« 20% des bénéfices du plan Gezira allaient aux actionnaires britanniques qui avaient investi le capital tandis que les fermiers locaux et le Gouvernement Soudanais se partageaient le reste moitié moitié. Ce plan fonctionna avec efficacité jusqu'à la dernière guerre où le Gouvernement soudanais décida de le nationaliser. Mais il ne s'empara pas purement et simplement des machines servant à la culture et à l'égrenage du riz ; il les acheta au comptant. Les actionnaires ont été dûment indemnisés sur les fonds de réserve et sur la vente de la dernière récolte. J'ai entendu dire que les fermiers touchent encore 40% des bénéfices. Les 20% qui allaient aux actionnaires vont maintenant au Gouvernement soudanais – et par suite au peuple soudanais. Chacun des 24 787 fermiers ont encaissé 650 livres en 1952 ».

Pour l'industrialisation, nous suggérons donc que tournant le dos à une industrialisation à la petite semaine, on développe tout à la fois les industries de préparation des produits agricoles, les industries décentralisables et les très grands ensembles industriels, en faisant appel aux capitaux européens, mais en prenant bien soin d'y associer les Africains.

Déprolétariser les villes.

(Formation professionnelle accélérée, syndicalismes, réalisations collectives)

Nous nous sommes étendus sur la nécessité d'enrichir l'Afrique sans y créer la condition prolétarienne. Hélas ! Nous savons qu'un prolétariat – un sous-prolétariat – existe déjà dans certains centres. À son égard, comme à l'égard de tous les travailleurs, nous avons marqué la nécessité d'une législation sociale. Nous croyons aussi qu'on doit entreprendre toute une action pour, si on peu user d'un tel néologisme, le déprolétariser. Cette masse flottante détribalisée, il faut l'éduquer et lui fournir des cadres.

Cette entreprise est d'autant plus urgente que les actions humaines sont, à notre époque, comme entraînées vers la spécialisation et la mécanisation. On demandera de plus en plus des spécialistes, de moins en moins de boys, de manœuvres, de commis. Masse flottante qui a perdu son cadre naturel de la tribu, donc, et surtout promise au chômage.

Pour cette masse, notre programme sera le suivant : la « déprolétariser en l'éduquant et en haussant son niveau de vie, l'intégrer ainsi dans un tissu social urbain qui remplacera tout naturellement pour elle le groupement coutumier tribal dont elle est issue ».

Le premier point de ce programme, c'est d'abord à ces masses de donner un métier. Tous les modes de formation doivent être utilisés. Formation professionnelle accélérée, d'abord. C'est là, je crois, une tâche beaucoup plus urgente que répandre l'enseignement à l'européenne, aussi nécessaire qu'il soit. En multiplier les centres, et selon des méthodes analogues à celles que nous avons si heureusement vu pratiquer à Bangui par M. Jacques Genevay, nous paraît indispensable. D'autre part, nous trouvons une autre suggestion dans le rapport du Gouverneur de Guinée de Novembre 1950, M. Roland Pré : susciter une mystique de l'apprentissage et d'un apprentissage géré et dévolu, par les professionnels eux-mêmes.

Je crois que le syndicalisme a en Afrique un avenir et un rôle encore plus grand qu'en Europe. À ces masses désorientées, et d'autant plus mouvantes et instables qu'elles sont à l'origine et ancestralement issues de milieux plus strictement communautaires et plus strictement charpentés, le syndicalisme peut offrir de nouvelles structures et de nouveaux cadres. L'organisation de l'apprentissage et de l'apprentissage des adultes peut être d'ailleurs pour les syndicats, un excellent moyen de prendre en main ces masses.

Formation professionnelle accélérée, apprentissage, voilà un équipement du pays au moins aussi économiquement rentable que les routes et les barrages... Si nous croyons que le syndicalisme a une mission particulière en Afrique, nous pensons que l’État ne peut pas non plus se désintéresser de l'encadrement de cette masse. Mais s'il veut y réussir, l’État ne doit pas oublier le caractère anciennement communautaire de ces détribalisés. Aussi, ne doit-on pas hésiter à donner un caractère collectif à tout ce qu'il entreprendra pour améliorer leurs moyens d'existence. Pour la santé et l'hygiène, multiplier les dispensaires, les maternités, - pour la vie quotidienne, créer des restaurants populaires, des coopératives d'achat, des marchés, - pour l'habitat, organiser des services sanitaires publics, des lavoirs, - et pour les salariés isolés des dortoirs collectifs ; - multiplier les moyens de transports publics ; offrir des distractions en commun dans des maisons de la jeunesse, des stades, - provoquer des associations culturelles.

Encore plus important de fournir à ces détribalisés des moyens de travail modernes sur le plan collectif toujours : boutiques publiques, marchés à souks, abattoirs. Aider à l'orientation de cette masse vers de nouveaux métiers : mécaniciens, réparateurs, dépanneurs. Par là-même, on haussera le niveau de vie de l'ensemble, qui est bas non seulement par l'insuffisance des salaires que par l'impossibilité pour l'Africain moyen de la ville « de se procurer à bon marché un costume, ni de s'acheter un lit, ou faire réparer sa bicyclette27. »

Dans l'équipement des territoires, l'encadrement et l'éducation des détribalisés, condition d'une « déprolatérisation » effective, doit avoir une place importante.

Recourir aux fonds d'aide militaire.

Développer l'Agriculture, industrialiser, déprolétariser les villes, tout ce programme suppose des moyens de financement. Nous l'avons dit : à notre sens, au point où nous en sommes, on ne peut plus réduire sans imprudence – et même sans imprudence grave – les crédits destinés aux investissements africains. Une meilleure organisation financière des territoires, la réduction de dépenses aussi improductives que l'entretien d'une bureaucratie (faisant double emploi avec les États majors des territoires) à Dakar et à Brazzaville apporteraient quelques ressources limitées. On peut surtout, et nous l'avons montré, essayer de faire appel à des capitaux européens. Nous voudrions encore signaler, à titre indicatif, une autre possibilité éventuelle de ressources : ces fonds d'aide militaire grâce auxquels des pays comme la Turquie ont pu, depuis deux ans, réaliser avec des moyens considérables l'équipement de l'infrastructure de leurs territoires asiatiques.

Ne pourrait-on en effet obtenir que nos Alliés comprennent ce fait d'évidence : notre Afrique occidentale et centrale constitue dans la conjoncture actuelle, sur le plan militaire, la véritable zone des arrières forces armées du Monde libre, pour le Moyen-Orient, et accessoirement pour l'Afrique du Nord et la Méditerranée Occidentale ?

Je crois que la démonstration en serait aisée. Dès lors, en découlerait pour les Alliés une conclusion : équiper cette zone arrière de son infrastructure stratégique : ports, routes, aérodromes, chemin de fer, ateliers de montage et de réparation. Infrastructure stratégique et infrastructure économique ont en effet tendance à se confondre. C'est dire qu'en réalisant l'infrastructure stratégique de notre Afrique, on réaliserait par là-même l'équipement civil indispensable à la mise en valeur, à grande échelle, de toutes les ressources naturelles de cette région.

La guerre d'Indochine.

Aide complémentaire à ce recours à l'Europe, dont en commençant ces lignes, nous avons indiqué la nécessité. Nous ne savons que trop – et le monde libre devrait ne pas l'oublier, lui que nous défendons depuis cinq ans – que nous devons soutenir un effort financier considérable à cause de la Guerre d'Indochine. Plus que jamais pèse sur un pays qui n'aime aucune guerre et qui hait les guerres lointaines une charge écrasante. Comment l'opinion publique française n'aspirera-t-elle pas à voir cesser ce qui est pour elle le cauchemar indochinois ?

Ici, je n'ai pas besoin de répondre à ceux qui parlent purement et simplement du départ d'Indochine et du retrait du Corps Expéditionnaire, pour la raison très simple que ce départ et ce retrait sont techniquement impossibles. Imaginez ce que coûterait un Dunkerque Indochinois ! Il y faudrait trois ans d'une guerre bien plus meurtrière que la guerre présente. Il y faudrait plus de matériel que pour 20 ans de la guerre actuelle. Il y faudrait plus de morts que pour 10 ans de cette guerre.

Nous ne pouvons même pas imaginer une solution qui abandonnerait l'Indochine à l'influence sino-soviétique, car ce serait la chute du Siam, de la Malaisie, de l'Indonésie, sans compter la Birmanie et probablement les Indes. Non, nous n'avons pas pu l'imaginer, car les Américains, bien plus sensibles aux événements d'Asie, qu'à ceux d'Europe, n'attendraient pas ces réactions en chaîne pour le grand lâché de la bombe atomique. La voilà, bien plus que les affaires d'Allemagne l'occasion de la guerre généralisée.

Cette crainte est d'ailleurs ce qui me ferait pour ma part répugner à une internationalisation, qui, par le biais de l'ONU ou autrement, risque tragiquement d'en être l'américanisation. Je ne sais pas si on mesure assez, toujours, le danger que représenterait l'introduction de troupes américaines, probablement trop faibles, pour donner une issue rapide au conflit, mais certainement assez spectaculaire pour provoquer une intervention massive des Chinois.

Reste la possibilité de négocier. Certes, il serait criminel de laisser échapper toute occasion de le faire. Au reste, dans une guerre asiatique, ne négocie-t-on pas tout le temps ? Seulement, négocier avec qui ? Je ne ferai pas l'historique de tentatives passées : le jeu en est un peu vain. Mais négocier, cela veut dire négocier avec Ho Chi Minh, et je ne crois pas que – et je le dis sans hésiter : « malheureusement » - cela soit possible. Non pas que je jette aucune exclusive : Dieu m'en garde. Mais simplement je ne crois pas qu'Ho Chi Minh et ceux qui l'entourent soient libres de négocier. Sans cela voilà longtemps qu'ils l'auraient fait. Ils le savent bien, que leur pays a obtenu toute l'indépendance qu'ils pouvaient souhaiter.

Aussi la négociation veut-elle dire un règlement international, tel que le Haut-Conseil de l'Union Française, autorité spécialement qualifié pour le demander, l'a préconisé lors de sa récente – et malheureusement unique – session. Je n'ai pas à parler ici des notes soviétiques ni d'une éventuelle conférence à quatre sur l'Allemagne. Dans notre monde rétréci, il n'est point de place pour un règlement des affaires d'Europe, sans un règlement des affaires d'Asie. Il n'y a pas de paix en Europe, il n'y a pas de paix en Asie, il y a simplement la Paix et une paix qui est plus que jamais indivisible. Et c'est en souhaitant son avènement qu'en adressant à Jean Letourneau notre salut amical nous adresserons notre hommage aux Forces de l'Union Française, qui, en Indochine, luttent pour la liberté.

Répétons-le, du point de vue de leur indépendance, les États Associés ont obtenu toute celle qu'ils pouvaient souhaiter : - toute celle compatible avec un monde où justement le mot d'indépendance n'a plus de sens. L'indépendance ne peut plus à notre époque avoir d'autre sens que la réciprocité des concessions, qu'une correspondance dans les abandons de souveraineté. D'ailleurs l'appartenance à l'Union Française n'est-elle pas, par un retournement dont l'Histoire offre de nombreux exemples, la seule garantie d'indépendance pour les  États Associés. Au Viet-Nam, on n'a pas besoin de beaucoup d'explications pour comprendre ce que serait le servage chinois – pas beaucoup plus que n'en aurait les Français pour comprendre ce que serait un servage allemand. Même en mettant les choses au mieux, en admettant que l'équilibre  du monde et la crainte d'un conflit généralisé contienne la Chine, hors des solidarités de l'Union Française que seraient-ils d'autres les  États associés, que des débouchés pour le Japon. Cela aussi déplace les données du problème, que le Japon ressuscité économiquement à pied d’œuvre.  Les  États Associés ont le choix entre les solidarités de l'Union Française qui leur apporte des crédits et des débouchés, ou d'être eux-mêmes, comme nous l'avons dit, dans une indépendance toute nominale, un débouché pour l'industrie japonaise.

L'affaire tunisienne.

Si dans ce rapport, on l'a compris, nous avons plus spécialement insisté sur les problèmes économique de l'Union Française c'est, nous l'avons indiqué, que la mise en œuvre d'un  nouveau plan quadriennal, aussi bien que l'essoufflement du Fides nous en étaient l'occasion. Nous y avons également une autre raison. Les problèmes politiques ont été remarquablement élucidés par Paul Coste-Floret, au Congrès national de Lyon, et par Max André, cet hiver, au Comité National, en des rapports qui ont été envoyés à toutes les fédérations. Que pouvais-je dire qu'ils n'aient dit ? Le rapport de Max André n'a que trois mois, et je le fais mien ligne pour ligne. D'autre part, quelques uns de nos camarades prendront tout à l'heure la parole, Vignes pour la Tunisie dont il revient, Charnay pour les Antilles dont il revient également, le Président Boisdon au sujet de l'Algérie et du Sahara, et lui aussi en revient. D'autres encore. Ce que j'aurais à dire, ils le diront mieux que moi. Telle a été ma raison de me cantonner à cette question primordiale de la mise en valeur de l'Afrique Noire, et d'essayer d'en esquisser une doctrine MRP, et aussi à cet autre problème des rapports entre l'Union Européenne et l'Union Française.

Pourtant, parce qu'elle est en pleine actualité, avant même l'intervention de Vignes, je veux dire quelques mots des événements de Tunisie.

Les événements de Tunisie ! Tout jugement sur eux suppose un regard en arrière. Ils expriment en effet une contradiction qui remonte aux premières années du protectorat. Au-delà de leurs aspects accidentels et transitoires, on trouve en eux ce problème permanent : comment faire évoluer la Tunisie  vers la forme d'un état moderne en accordant les susceptibilités de l'Islam avec la présence et les intérêts de cent soixante mille français, dont seize mille petits fonctionnaires corses doués de plus d'influence politique que de sagesse ?

Et pourtant, cette difficulté constante, il faut la surmonter. L'objectif à atteindre est assez clair. Aux liens du protectorat, qui sont des liens de subordination, nous devons progressivement substituer des liens d'associations, si possible dans le cadre de l'Union Française. Jusqu'ici, la poursuite de cet objectif a été marquée par beaucoup d'occasions perdues. Occasion perdue, la Libération, occasion perdue encore, le Ministère du Bâtonnier Kaak. À peine la France entame-t-elle la politique de réforme qui préparerait cette politique d'association : les petits fonctionnaires corses se rebellent.

Occasions perdues d'autant plus fatalement qu'au fond on n'a pas toujours eu en France une vue très claire du but à atteindre et encore moins de la méthode à suivre pour y parvenir. Tout le monde entame des conversations. Les ministres Tunisiens débarquent un beau jour à Paris, sans qu'on sache très bien pourquoi. Très orientalement, ils s'y livrent à des manœuvres de grignotage auprès du Gouvernement français dont l'homogénéité en ces matières n'est pas la marque. Ils obtiennent des promesses d'autant plus aisément que ceux qui les donnent n'ont aucune qualité pour les tenir. Seulement brusquement, en France, on s'aperçoit qu'on est allé beaucoup plus loin qu'on ne voulait. On se cabre. On rompt tout pourparler. Voilà à peu près le résumé de toutes les affaires tunisiennes.

Il ne s'agit pas ici de revenir sur le passé. Il s'agit plutôt d'affirmer notre volonté pour l'avenir. Certes la France ne pouvait accepter que le ministère tunisien tolère les désordres de rue ou élève une plainte à l'ONU. Ce sont même les deux seules choses que nous ne puissions accepter. Par contre, nous devons marcher hardiment vers une évolution du régime tunisien où les Colons français conserveront leur mot à dire – nous savons trop ce qu'était la Tunisie de 1881 et ce qu'ils l'ont faite – mais où aussi les Tunisiens réaliseront, dans le cadre de l'Union Française et selon des formes déterminées librement de part et d'autre, leur autonomie. Au point où nous en sommes, dans une pleine confiance pour Robert Schuman et Maurice Schumann, nous ne devons faire qu'une chose : souhaiter que dans une pleine liberté la commission paritaire des réformes établisse pour la Tunisie un régime nouveau et loyalement accepté qui assure la sauvegarde des intérêts légitimes des Français et des Tunisiens. Sinon, les Tunisiens et les français, qui sont pourtant les peuples du monde les mieux faits pour s'entendre, enregistreront une défaite double mais commune. La France enregistrera un choc contre l'Union Française, quant à la Tunisie puisse-t-elle ne pas substituer à la tutelle française le joug de féodalisme archaïque ou de très moderne État mastodonte :

Pour une mystique de l'Union Française.

Établir une coopération entre l'Europe et l'Union Française, résoudre la question d'Indochine, apaiser le différend Tunisien, mettre l'Afrique en valeur sans la prolétariser, la tâche qui s'offre à notre génération est immense. Elle est exaltante. Mais nous n'en viendrons à bout qu'à une condition, c'est d'y croire, c'est de croire en cette Union Française, d'en percevoir le sens, d'en saisir la beauté – aujourd'hui je n'insisterai pas sur les Institutions de l'Union Française et le développement à leur donner parce que cela a été fait et remarquablement fait, je l'ai dit, par Paul Coste-Floret et par Max André. Peut-être ai-je tort, pourtant, car les réponses de nos fédérations au plan de travail que nous leur avions adressé, montrent que ces rapports n'ont pas été suffisamment étudiés. Je me contenterai de demander que ces institutions de l'Union Française, on les porte à leur perfection. Mais pour justifier l'effort que nous demandons, je voudrais plutôt insister, en conclusion de ce rapport, sur la signification de l'Union Française. L'Union Française, c'est la paix. C'est la paix parce que grâce à elle la France a été assez forte pour depuis cinq ans se faire entendre, et pour exercer une action constamment apaisante, constamment pacificatrice. Parce que grâce à elle, la France a été assez forte pour imprimer sa marque à la Communauté Atlantique, et à lui donner le sens qu'elle entendait, le sens d'une sauvegarde de la liberté. Parce que la France grâce à elle a été assez forte pour lancer l'idée d'Europe, assez forte pour que naisse même sans l'Angleterre la Communauté du Charbon et de l'Acier, et que cela ne se fut pas fait si elle n'avait été qu'un petit hexagone continental à l'extrême d'un promontoire asiatique. Mais l'Union Française, c'est aussi la paix dans un autre sens. Ce grand monde français qu'on édifie par dessus tous les continents est exemplaire. Une fraternité de civilisations est née. Voici le Confucianisme du Viet-Nam et le Bouddhisme du Laos et du Cambodge, voici l'Hindouisme de Pondichéry, voici l'Islam d'Afrique du Nord et l'animisme d'Afrique Noire, voici partout le christianisme et de toutes ces spiritualités conciliées dans une même mouvance française nait l'image même de la paix. D'une paix qui ne soit pas qu'un hâtif compromis entre deux guerres réchauffées, mais la vraie tranquillité dans l'ordre. Cette idée, il faut qu'au Mouvement Républicain Populaire, nous la proclamions et nous la proclamions très haut. La IVème République sombre dans la IIIème. Elle s'enlise dans un radicalisme qui n'ose même pas dire son nom. Sur tout ce qui fait la beauté et l'originalité de la IVème République, on jette la suspicion. Tout ce qui a été grand, tout ce qui a été neuf, tout ce qui a été noble – tout ce qui a dégagé notre pays des routines conservatrices, la Résistance, la promotion ouvrière, et justement cette Union Française. Voilà pourquoi nous devons crier notre idéal, et plus haut que jamais. Comment voulez-vous que les jeunes croient à la République, si elle n'a d'autre sens que les parlottes du café du commerce, que les combinaisons électorales, et d'autre drapeau que quelques billets de banque mis bout à bout ? Faire naître un nouveau monde français qui préfigure une vraie paix, quel but et quel sens à donner à la République ! Non, nous ne sommes pas de ceux qui cesseront de croire à l'Union Française et qui vilipenderont ses institutions – moyen subtil, ne nous y trompons pas, pour abattre l'idéal lui-même. Au contraire, nous du Mouvement Républicain Populaire, nous saluerons l'Union Française comme une bienheureuse vision de paix.

 

Bibliographie

Max André : rapport au Comité National du 9 Mars 1952

Gouverneur Roland Pré : un programme de développement social pour la Guinée Française.

René Moreux : Principes nouveaux d'économie coloniale.

Luc Bourcier de Carbon : L'investissement et les problèmes du développement économique dans les territoires africains.

Louis Jousselin : Contribution à l'étude des futurs plans de développement des Territoires d'Outre-Mer de l'Union Française.

André Postel-Vinay : Aspects financiers et budgétaires du développement économique de l'Union Française.

Georges Le Brun Keris : Problèmes agricoles en AEF.

Institut de Science Économique Appliquée : L'investissement dans les territoires dépendants.

La Documentation Française du 11 Mai 1951 : Le Plan décennal pour le développement du Congo Belge.

Érik Labonne : Politique économique de l'Union Française, industrialisation et armement.

Présidence du Conseil : État des Opérations du Plan d'équipement.

Conseil Économique : Définition d'une politique économique sociale et monétaire d'ensemble des pays de l'Union Française.

La Documentation Française : L'équipement de l'AOF

La Documentation Française : La situation  économique et la mise en valeur de l'Afrique Équatoriale Française.

La Documentation Française : Quelques aspects des problèmes sociaux africains.

La Documentation Française : Rapport du Comité des TOM de l'OECE et l'équipement des territoires français d'Outre-Mer.

 


18 Nous empruntons ce passage à un important rapport présenté par M. Luc Bourcier de Carbon à la commission des territoires d'Outre-Mer du Mouvement Européen.

19 Les auteurs ont tendance à sous-estimer l'interdépendance économique actuelle de l'Union Française. Cette interdépendance nous paraît pourtant marquée sur trois plans :

A) La balance de tous les Territoires d'Outre-Mer est en déficit vis-à-vis de la métropole, déficit qui serait encore accentué si les dépenses de souveraineté n'en compensaient pas une partie, et si la métropole ne prenait pas à sa charge la quasi totalité des dépenses d'équipement.

B) Les Territoires d'Outre-Mer peuvent continuer à commercer avec la zone dollar, malgré que leur balance vis-à-vis de cette zone soit particulièrement déficitaire. Par la Métropole, ils obtiennent beaucoup plus de dollars qu'ils ne pourraient s'en procurer sans elle.

C) Enfin, les investissements créent, par eux-mêmes, une solidarité économique.

20 Nous avons maintenu la distinction entre investissements sociaux et investissements économiques, parce qu'elle existait dans le précédent plan quadriennal. En fait, cette distinction n'a pas de sens dans des territoires où la première tâche sociale est non seulement de hausser les niveaux de vie mais de donner à manger.

21 Le danger des répercussions financières est d'autant plus grand, que le système de l'émission, dans la plupart des TOM est archaïque. La France d'Outre-Mer est le seul pays où soit maintenu le système de l'émission par des banques privées (et même des banques d'affaires). C'est là quelque chose d'aussi archaïque que pourrait l'être le fermage des impôts. Il est certain que des banques d'affaires ne sont pas de bons conseillers monétaires pour un Gouvernement, et qu'avec elles, l'émission dépendra des besoins des affaires qu'elle contrôle et non des facteurs d'intérêt public.

22 Qu'on ne se méprenne pas sur notre pensée. Le développement qu'ont pris les Assemblées locales est en soit quelque chose de sain. Nous nous en félicitons, comme nous nous félicitons de voir les Africains prendre à leur discussion une part de plus en plus active et réaliste. Nous voulons seulement indiquer trois choses : 1° que si un statut des Assemblées locales n'est pas établi, celles-ci évolueront dans tous les sens ; 2° qu'il faudrait éviter qu'elles soient peuplées aux deux tiers ou aux trois quarts de fonctionnaires ; 3° que si on veut, comme il est désirable, accroître leurs prérogatives, cette décentralisation doit être compensée par un fédéralisme, en renforçant les pouvoirs et les attributions de l'Assemblée de l'Union Française.

23 Nous employons à dessein le mot « indigène » et non ce mot ridicule « d'autochtone » qu'on tend à lui substituer. Le Professeur Charles André Julien, qui n'est certes pas soupçonnable de colonialisme ni de racisme, a lumineusement montré à la Tribune de l'Union Française, ce qu'a de regrettable un pareil « tabou » des mots. Autochtone n'est pas synonyme d'indigène – bien des indigènes, tels les bamilékés en pays mongo, pour citer un exemple, ne sont pas autochtones. En effet, autochtone signifie « qui appartient à la race primitive du pays, par opposition à indigène qui signifie tous les originaires du pays ». C'est un état d'esprit raciste qu'il faut supprimer, et non cesser d'utiliser des mots qui n'y peuvent rien. Sans compter que les raisons pour lesquelles on prétend ne pas devoir employer le mot indigène, font qu'à bref délai le mot « autochtone » sera lui aussi Tabou.

24 Je ne parle que de l'enseignement d'État.

25 Nous nous trouvons toucher à un des très graves problèmes de l'Afrique Noire : le retour des étudiants et la place qu'ils trouveront dans leur territoire. Inutile de dire que le racisme de certains colons et, trop souvent, l'incompréhension administrative ne font qu'aggraver encore ce problème. Mais cette espèce de reclassement serait facilité et l'influence des évolués considérablement accrue dans la mesure où justement ces étudiants appartiendraient à des catégories plus spécifiquement indispensables au territoire. Nonobstant les mauvaises volontés, ils s'imposeraient.

26 Il en possèderait d'autres si l'émission monétaire n'était pas archaïquement confiée à des banques privées.

27 Dans cette formation, on devra donner une place toute particulière à l'enseignement ménager des femmes. Outre que ce sera un des meilleurs moyens de hausser les niveaux de vie, on ne doit pas oublier que, pour citer le pendit Nehru : « éduquer la femme, c'est éduquer toute la famille ».